
Près de la fenêtre, face à la rue qui déroule ses kilomètres vers un ailleurs indéfini, mon regard accroche la lumière de la colline environnante. Immobile, soudainement quiète au profond et au-delà des sens habituels … réalité, miroir, reflets … que sais-je ? Tout se trouve confondu dans un instant de paix inimaginable ! La colline, immobile, et ce moi, oui moi, moi qui regarde hors de la fenêtre, immobile aussi, contemplant.
Que sais-je d’elle, de la colline, que sais-je de qui, la contemple ?
Que sais-je de moi, de nous, du regard, de la fenêtre, de la rue qui déroule ses kilomètres que quelque autre regard tronçonne et mesure ? Que sais-je, que savons-nous de la colline qui paraît, en deçà de son immobilité, frémir sous l’air du temps que la pensée désigne quelque instant à l’extérieur du regard tranquille. Que veux dire cet instant qui se creuse au fond du regard, qui se gonfle et s’élargit, générant entre elle-et-ce-moi, comme un sourire de reconnaissance, une vallée en laquelle le monde défile, revêtant le site mémorisé de tous les autres paysages possibles … et tandis que les maisons de la vallée se dénudent une à une sous la force habile de la pensée qui les gomme ou les reconstruit à la lueur de la mémoire des mondes, La Nature, alentour, se tient tranquille, toujours elle-même.
Sous le regard, la forêt s’étend, se niche, dessine la colline, se moquant bien de savoir de quelles essences elle se constitue. Il n’y a que ce moi, seulement un regard, rien qu’un regard qui, par saccade se fige et croit s’animer au rythme de ses multiples interrogations : « qui est celui-ci, qui est celui-là ? Qu’est-ce que cela ?
La Nature s’indiffère de ce qu’Elle Est, arbre, ou forêt toute entière, vallée, ou colline, éléphant ou gardénia, homme de chair ou cristal, Elle Vit.
Elle vit, chacune des fractions animatrices de l’intelligence qui la compose, comme une symphonie, toujours inachevée.
Ce ne sont que des éclats de « moi », des personnages, d’ombreux reflets du Soi animés d’un mouvement virtuel, alourdis et embarrassés par le flot de leurs faire, qui étiquettent ce qu’ils croient voir, en terme d’objets, et déclarent formellement toute vision comme une nécessaire possession. Ne souhaitant rien lâcher, de peur de ne plus exister, ils nomment et catégorisent ce dont La Nature s’indiffère en vivant chaque fraction modulable de ce qu’Elle Est, Tout Cela.
Dans le centre du regard qui cohabite avec Elle et en Elle, sinon la distinguerait-il, la colline se dissout, n’offrant plus d’espace pour se différencier dans le voir … il n’existe plus de différence que pour le savoir, dans la mémoire de ce qu’elle est là et que corps est là, la contemplant, soudés par l’instant communicatif, particulièrement relationnel.
Silence, immobilité, immuabilité, amour.
Le « je », reste là, c’est sûr, enregistrant, mémorisant sans le vouloir ni le savoir, l’instant sublime d’une rencontre immortelle. Mémoire … d’une couleur intensément vivante, verdoyante d’une atmosphère irisée de mille et mille vies se côtoyant sans se heurter, dans un espace qui cependant enregistre et inscrit l’instantané des formes multiples que peuvent prendre les mondes de conscience pré-visionnelle.
Que sais-je, que savons-nous ?
Ce « je » se tient debout, semble-t-il, devant une fenêtre qui parce que trop connue, se redessine soudain derrière l’œil encore agrandi, plein du souvenir des lacs, des océans, des pays et des villes, des couleurs et des sons qui sont venus se faire voir, d’un seul mouvement du regard, au creux d’un espace tranquille entre une colline et un moi, la contemplant.
Et, tout est là, encore … incorruptible … Mémoire ! La forêt qui trace la colline sans aucun arbre décidé à dissimuler l’unité de son dessin. La vallée, sillonnées d’avenues, de rues, d’habitations grouillantes d’un peuple d’agités qui se pressent, se croisent, se bousculent sans se voir. La maison, en laquelle ce « je » se tient, étageant par paliers des êtres qui ne communiquent qu’à l’occasion de quelques bavardages de politesse oblige : « Avez-vous vu le temps qu’il ne fait pas bon voir en ce moment ? ». Et les paroles tristes et vaines derrière les sourires de façade craquelée, mouille et détrempe les ailes de l’amour qui se voile et se tient au secret, au fond des cœurs que personne ne sent vibrer tant trop occupé à ne se préoccuper que de l’organe qui palpite, se desséchant, peu à peu, sous l’effet des fibrillations intermittentes que génèrent toutes les peurs inutiles.
Les fleurs sur le balcon, ne se rient point trop du vent qui les frôle parfois comme un amoureux sournois, prêt à vibrer d’une claque retentissante pour les jeter à terre, écarteler leurs bras graciles, écimer leurs tendres têtes qui vacillent sous les chocs. Identiques, à leurs amies de la colline, patientes, plutôt que soumises, elles s’offrent, prêtes à mourir sous la force innocente de la pluie qui les frappe et les humecte, aussi, d’un nectar qui les fera belles, à voir.