Loneliness

Loneliness

dimanche 11 mai 2008

ELLE (2)


Dans le déroulé d’un regard sur le passé, se dessinent des gestes d’écriture, des lettres qu’ELLE destinait alors à ses parents, à ses enfants, à ses amis. Le geste s’était interrompu, les lettres n’ont pas été transmises. Le possible « dire » n’a pas percuté l’instant, s’est embrouillé dans la pensée du « le puis-je ? », s’est dilué dans la rumeur du « est-ce que je dois » et s’est finalement éteint sans préserver une once d’ardeur suffisante à ranimer la parole sur un instant second.
ELLE, est restée secrète sinon muette.
ELLE, ne connaît pas le regret, toutefois, ce regard du jour posé sur hier lui dévoile quelques actes manqués. Des instants de partage abandonnés au fil du courant dont elle a gardé la trace. Telle la braise, la mémoire, miraculeuse gardienne du verbe égaré dans les non-dits, s’est postée comme en attente de déceler l’instant qui permettrait le retour de la parole.
Un retour de parole non asservi à quelque explication comportementale mais un simple dire, un mot sourire qui assouplissant les lèvres déplisse le regard et ouvre largement les quatre portes en vis-à-vis. Comme hier… avant-hier…
« … Allons, parlons, entre « quat’zyeux » disait souvent sa grand-mère maternelle lorsqu’elle ressentait les peines, les douleurs, les interrogations de la petite fille devant l’âpreté de la langue adulte.
« Tati », la grand-mère ainsi surnommée par emprunt aux petits cousins qui partageaient avec ELLE l’amour fort et simple de cette ardente femme aux yeux d’amande douce, trop brièvement maintenue près des siens dans le monde... Le départ de « Tati » - si rapidement, si furtivement, dépossédé elle-même de son compagnon ce transmetteur fervent d’amour nourricier - ne choqua pas la petite fille.
ELLE, ne pleura pas, ses yeux s’élargirent encore.

Le grand père, visionnaire du regard aigu de sa petite fille lui avait appris à déchiffrer les mots écrits, à les dire, à les entendre, à les réciter, les comprendre.
Cette présence, si intense, pourtant toujours en partance, toujours en route pour quelque lieu de représentation procurant l’alimentaire, avait appris à la toute petite enfant que les mots ne sont là que pour tenter de décrire une image, une fonction, un rôle, un état d’apparence.
Les mots ne sont pas les choses, lui murmurait-il. « Regarde la pendule, entends le carillon, observe son mécanisme cranté, il découpe, il scande, il note, il dessine le temps … et ne représente que le temps qui passe ; le temps est comme un pas, comme lorsque tu danses. »
Bien sûr, les mots de l’époque, la langue du grand père, s’étaient adaptés à l’écoute de l’enfant mais la transmission du sens de la Vie, fut un acte parfait.
Ces deux êtres là, la grand-mère et le grand-père, se sont mis en quatre pour couvrir l’enfant d’un manteau de clarté qui déjà lui faisait dénoncer la réalité de la mort et lui donnait à connaître que la disparition du corps n’est que l’indice d’une libération, le saut d’une étincelle, le voyage de la conscience vers d’autres espaces. La transmission du grand-père n’émanait pas d’une quelconque religion, ces deux êtres avaient épargnés à l’enfant la terrible charge des croyances béquilles. Le départ simultané de ces nourriciers allait la poster au seuil de la liberté d’être. Bien sûr, ELLE, ne le « savait » pas … la connaissance n’est pas contenu dans le savoir.
La liberté d’être … être, être libre … ? Les couleurs du temps transposent l’acte et le rende indiscernable. Et plus encore, le rende si pratiquement indéchiffrable que la pensée égarée va se poser sur les affres de l’idée d’abandon.

Le départ du grand père avait laissé ELLE, pour encore cinq années à vivre auprès de « Tati » qui, toute emplie d’un chagrin dissimulé se laissait tomber peu à peu dans la maladie.
L’érosion du temps, l’usure de la matière se manifestait aux tréfonds de l’os. La déminéralisation minait la forme, préparait au voyage intemporel.
« Tati » eut le temps d’épouser (en secondes noces, dit-on) le grand père paternel … ELLE, vécu le mariage de la grand-mère maternelle et du grand père paternel dans la vision de toutes les circonvolutions possibles de l’attachement aux choses, aux craintes matérielles, à la sexualité, à la peur viscérale et fausse de rester, seul, sur le plancher de l’existence.
Le possible de cette union rare s’était joué, hasard étrange, dans la simultanéité du veuvage de chacun. La grand-mère paternelle, elle aussi, s’était envolée, prête pour le grand voyage.
ELLE, perçoit ici le trou de mémoire qui ne lui permet pas d’inscrire le mouvement en date exacte. Ce passé ramené au présent sur le fond d’oeil ne laisse que des images découpées, des lambeaux de sentiments au demeurant très chauds. Des jeudis-promenade, des crêpes et des madeleines au beurre, le cirque « Fanny », la Foire du Trône, les visites au Sacré Cœur …
Les visites au Sacré-Cœur …
Al contrario du grand-père maternel, cette femme avait offert le secret de sa Foi vive et bravant les interdits parentaux, avait entrepris son œuvre paradoxale : ouvrir, pour sa petite fille, un accès au mystère entraperçu du visage du Christ sur le voile présenté aux fidèles… instant crucial, soudainement accompagné de la prière énoncée d’une voix haute perchée, par une femme inconnue…
ELLE, en cet instant qui s’inscrit violemment au centre de la mémoire, est toute petite, toute petite … l’heure attend Noël, la crèche est disposée, ornée, ELLE, attend, que la grand-mère installe le petit Jésus.
Il y a la crèche … dans le Sacré-Cœur … Il y a la crèche dans le salon des grands parents paternels … Il y a papa et maman, le dîner de Noël … les verres étincelants, la nappe rutilante d’une blancheur nacrée auréolée des taches ombreuses des feuilles de houx … il y a soudain sous la paupière de la petite fille, cette femme inconnue qui prie et récite sa litanie au pied du suaire, si fort et si puissamment, que les gestes et les mots de la femme en prière se sont comme ancrée dans le front de l’enfant…
ELLE, s’agenouille en imitation, devant la crèche illuminée du salon et déverse en flot les mots déchirants de la prière, notre Père….
La vision ne lui indique pas précisément quel était son âge en cette heure fatidique où père et mère repoussent leurs chaises, se lèvent en fureur, crient et tempête à l’encontre des grands parents, surtout de la grand-mère qui pleure enserrant de ses bras la petite ELLE qui s’affole de qu’elle a bien pu dire d’aussi affreux.
Quelqu’un l’arrache des bras de sa grand-mère, l’accablant plus encore d’un péremptoire : « Vous ne la verrez plus !... »
Pétrifiée l’enfant n’est plus que regard atterré. ELLE, à l’instant de cette note découpée du temps, comprend qu’il lui faudra connaître la portée de ces mots là et découvrir ce qu’ils ne décrivent pas.
Les paroles « des grands » contiennent des mots exorbitants, qui forcent le mouvement de l’esprit et compliquent les situations dans le temps.

Ici, s’interrompt le calendrier temporel … ELLE ne sait pas, ne sait plus, si le Grand Père est là, la protégeant si tendrement de ses yeux silencieux … Ici, ELLE, voit la grand-mère paternelle surnommée « Daleine » fatiguée, ne parvenant plus à lever le bras tandis qu’elle pense et croit le maintenir fermement au-dessus de sa tête…
ELLE, voit, les regards appuyés d’apitoiements.
Puis elle rencontre l’hôpital, les enfilades de lits recueillant des femmes aux sourires tristes et éteints, et sa grand-mère presque au bout de l’allée qui la regarde sans la voir et se laisse manipuler par un homme en blouse blanche qui soulève le drap, prononce des mots destinés aux parents et ne se préoccupe pas, du geste parfait de l’aïeule qui se recouvre vivement de sa chemise de nuit pour ne pas livrer sa cruelle et maigre nudité aux yeux de l’enfant.
ELLE, a vu.
L’enfant a vu la crudité du décharnement, la violence de la toison grise du pubis, l’atermoiement supplié par le regard de la grand-mère pour que cesse la visitation du corps dans l’indifférence à l’humain.

La belle vendéenne, la frêle Daleine… s’en est allée le plus discrètement possible glissant au cœur d’ELLE, une lampe d’Aladin, la possibilité d’une quête d’absolu, et de la place pour les épousailles secondes de son compagnon de vie.
De cet homme là, de ce grand-père paternel, ELLE ne voit rien, n’a rien vu tandis qu’il se trouvait en investiture de sa parenté … sauf peut-être … qu’il était musicien … qu’il aurait aimé être musicien.
Le silence et l’absence de couleur ont-ils été réels ? Cet homme a-t-il voulu ne pas apparaître, ne pas se laisser voir, au point que le regard de son fils en fut terriblement entravé, embourbé d’incompréhensions destructrices des liens…
La succession d’actes destructeurs de la famille, mit rapidement Elle, dans la nécessité de devenir autonome et de s’interroger profondément sur la nature des relations humaines.
Au cœur de la foule de visages, parents, amis, enseignants et rencontres de l’enfance à l’adolescence et au-delà, tous prêts à vouloir catégoriser la nature d’autrui, ELLE se destinait à comprendre, sans encore le percevoir nettement, le fait incroyable mais ô combien véritable, du désir inconscient de chacun à se représenter dans le monde, munis des masques du paraître, espérant s’offrir et offrir une image que l’on puisse admirer, aimer soi-même, jusqu’à la faire admirer et aimer d’autrui…
Enorme travail que cette construction de la belle image de soi !
Tâche herculéenne révélatrice de l’illusion environnante et de la solitude de chacun…

10 commentaires:

Guelum a dit…

Comme un roman qui passe vite... et comment faire sur un blog ? J'aurais aimé lire ces passages en m'immisçant dans chaque scène, caché; non par curiosité, mais en somme, afin de me sentir proche, plus encore, tant ce texte est poignant. Et c'est ce que tu donnes au lecteur que je suis, cette possibilité de trouver quelques ressemblances, d'entrer clandestinement dans l'histoire et se sentir, en quelque sorte, près d'ELLE.
Merci Mutti, pour cette belle page.

Murièle a dit…

Merci Mutti, pour ces magnifiques "Reflets" du passé empreints d'une sensiblité telle, qu'ils tranmettent à travers le temps la puissance d'une image vivante.

De tout coeur

Anonyme a dit…

Belle page, oui, (il y aurait tout un livre, ici) et de très très belles, magnifiques phrases que je me garde, égoïstement...
;-)

MUTTI a dit…

Merci,Guelum,merci sincèrement pour ta générosité... et ta patience... je crains bien d'avoir fait un peu long pour un blog...
Bises

Anonyme a dit…

L'Amour transcendé...
Entre les lignes dans le regard, déjà vision, de cette petite fille sur la mort à la vie, de la vie à la mort il y a les naissances à tous les âges de l'humain.

Elle... a la Conscience pleine de l'humanisme.
Elle, à la lampe d'Aladin,
la petite Elle ne cède pas et ne cèdera pas aux enfantillages de ce monde dit adulte, aux émois de surface.
En Elle certainement pas de pieux mensonge.

ELLE, flamme de l'Attention... (clin d'oeil à l'ami Krishnamurti)

à Elle, et à toi, Mutti, tant de respect pour cette humanité ouverte

ta Nathye dorée à la fine pluie de Mai

MUTTI a dit…

Murièle, merci de tout coeur de laver si bien les doutes qui m'étreignaient tant soit peu... et je te serre avec tendresse dans mes bras pour ta présence si douce.
A bientôt.
Bisous

MUTTI a dit…

Co-errante, je suis infiniment touchée, vraiment,et t'offre volontiers en partage les phrases que tu aimes... l'esprit de possession ne me "possède" pas...
Je t'embrasse tendrement.

MUTTI a dit…

Nathye dorée, ma douce et éternelle amie, si proche en tous les cycles du temps... je sais que tu m'entends dans le silence et que l'éther unit nos êtres sans visage, à jamais.
Amour Joyeux

Marie a dit…

Très chère et émouvante Mutty,

Tout ce que je voulais te dire, Guelum l'a exprimé avant moi.
Comme je retrouve en toi mes bonheurs, mes doutes, mes désespoirs d'enfant devant le monde lointain et incompréhensible des adultes!

Dur apprentissage de la solitude de l'âme!

Toute mon immense tendresse, Mutti!

MUTTI a dit…

Bonjour ma tendre Marie, en ELLE se trouve, sans doute aucun, de nombreux reflets de multiples enfances, et quand bien même se jouent des notes différentes sur la gamme de l'existence, cette différence n'est pas si grande...
Nous marchons ensemble sur les crins d'un seul archet, La Vie.

Infinie tendresse pour toi aussi, Marie.